Allocutions et interventions

Intervention au Quatrième Congrès de la Fédération Latino-américaine des Journalistes (FELAJ), La Havane, le dimanche 7 juillet 1985

Date: 

07/07/1985

 

ELEAZAR DIAZ RANGEL (Venezuela). Comandante en jefe Fidel Castro, président de la République de Cuba ; compañeros de la présidence ; compañeros délégués ; compañeras déléguées au Congrès des femmes de Nairobi.

Même si mon intervention va être très brève, je voudrais cependant la diviser en deux parties : la première, en tant que délégué à ce quatrième Congrès ; la deuxième, en tant que président de la FELAJ et vice-président du Congrès.

Mon opinion diffère de la plupart de celles qu’on a entendues ici sur le problème de la dette et sur la position de l'Amérique latine. Il y a dix jours, le vendredi 28, on a demandé à un chef d'État latino-américain son opinion sur les thèses du comandante Fidel Castro et les thèses cubaines selon lesquelles la dette extérieure du Tiers-monde et de l'Amérique latine en particulier était impossible à payer. Ce chef d'État a déclaré qu’il les connaissait, qu'il avait reçu une lettre du comandante Castro accompagnée de son interview avec un représentant du Congrès étasunien et un professeur universitaire – celle qu'on nous a distribuée hier soir – que ça lui semblait une analyse réaliste de ce phénomène, de ce problème si pressant pour le Tiers-monde, que mathématiquement, il avait raison, que cette dette était impossible à payer, mais que, néanmoins, il n'était pas d'accord, parce que, selon lui, d'autres facteurs allaient obligatoirement jouer et jouaient déjà à cet égard, à savoir que les économies latino-américaines ne sont pas seulement dominées par l'économie étasunienne, mais qu’elles en sont très dépendantes, et que l’aggravation de cette crise, un krach ou un effondrement de ces économies, aurait forcément des répercussions imprévisibles sur l'économie étasunienne et qu'il était donc possible par un rééchelonnement et de nouveaux crédits de résoudre progressivement ce grave problème qui touche la plupart des pays de l'Amérique latine.

Comme cette position semble être partagée par d'autres gouvernements d'Amérique latine, le ministre argentin des Relations extérieures a exprimé quelques jours plus tard une opinion plus ou moins similaire. De son côté, l'Internationale socialiste favorise des réunions et des rencontres entre les créanciers et les principaux débiteurs en quête de solutions. Je me pose donc la question suivante – peut-être en vue d'obtenir une réponse à la conférence de presse de demain : n'est-il pas possible, par des négociations, par certains accords, etc., de résoudre progressivement et lentement le problème de façon à le rendre relativement abordable, et la proposition de l'unité continentale pour ne pas payer la dette n'interromprait-elle pas la recherche de cet objectif ? Voilà donc ma préoccupation, renforcée par les opinions d'un chef d'État d'Amérique latine et par quelques positions connues de gouvernements latino-américains, et je demande au comandante Castro de bien vouloir faire demain, dans sa conférence de presse, quelques commentaires sur ce point.

Deuxièmement, en ma qualité de président de la FELAJ, je voudrais – faisant miens ce qui me semble les sentiments unanimes de tous les délégués à ce Quatrième Congrès – exprimer notre reconnaissance devant une fait insolite et peu courant dans les relations des chefs d’État avec des rencontres de ce genre. Je crois que même si le chef d’État a une très grande affinité avec un congrès international, sa présence se limite en général à la cérémonie d’inauguration ou de clôture.

En dépit de ses nombreuses occupations et préoccupations, Fidel Castro est resté parmi nous, prêtant peut-être plus d'attention que beaucoup d'entre nous à toutes les interventions d'hier après-midi et de cet après-midi-ci sur ce problème important de la région. Je tiens donc, et je sais que c'est l'opinion de tous les compañeros délégués, et de la présidence en particulier, à vous remercier d'avoir été si réceptif et si patient et de nous avoir accompagnés durant toutes ces journées, et étendre ces remerciements à vos collaborateurs du gouvernement, de l'État et du parti cubains qui ont également assisté à cette grande rencontre du journalisme de l'Amérique latine.

Je vous remercie.

FIDEL CASTRO. — Le compañero Díaz Rangel, en bon journaliste, comme il vient de le prouver, a soulevé un problème épineux. Un problème très épineux, plein d'épines de partout (rires).

J'écoutais aussi les compañeros uruguayen et brésilien, qui ont fait des exposés très intéressants. Je crois que toutes les interventions ont été exceptionnellement bonnes, vraiment très bonnes, et elles nous ont tous beaucoup éclairés sur ce problème. Nous avons déjà eu plusieurs réunions internationales, il manque encore celle des ouvriers vers le milieu du mois et une très large de par son éventail politique et social à la fin du mois. Nous sommes en train de distribuer les invitations. En tout cas, je note une constante dans tout ça, quelque chose comme un grand regroupement autour d'une même idée, l'idée qu'il est impossible de rembourser la dette.

II y a quelque temps, personne n'aurait osé dire que l'on ne pouvait rembourser la dette. Certains, oui, l'avaient fait, comme on l'a rappelé ici. En Uruguay et ailleurs, les ouvriers ont commencé à le dire. Mais, pour beaucoup de gens, il semblait immoral de dire que l'on ne pouvait pas payer la dette, il y avait comme une sorte de respect mystique devant les mots de non-paiement ou moratoire, bien qu'il s'agisse en fait d'une institution aussi vieille et aussi respectable que le droit romain. Quiconque a étudié un peu de droit romain le sait,

Je vais vous raconter une anecdote. Je me souviens que, chez moi, on voyait d'un très mauvais œil le fait d'engager un objet personnel, et à la maison, selon cette morale on nous disait toujours : « Ça ne se fait pas. » Celui qui engageait quelque chose commettait une faute grave, engager quelque chose était une action horrible. Et j'ai grandi un peu avec cette idée-là : le type le plus pervers du monde, c'était celui qui engageait quelque chose, qui empruntait en échange d'un gage. Et ça, jusqu'au jour où j'ai commencé à étudier le droit romain, et vous savez que presque tout le droit civil actuel, les contrats civils de toutes sortes, datent de l'époque de Rome. J'ai dû étudier longuement tout ça.

Eh bien, en étudiant le droit, je suis tombé sur un livre assez intéressant et j'ai découvert qu'il s'agissait ni plus ni moins que du contrat pignoratif, du nantissement sur gages. Alors, quand j'ai vu pour la première fois dans un livre que c'était quelque chose qui datait de plus de deux mille ans et que les juristes, les philosophes du droit soulevaient ces problèmes, je me suis dit : Diable, engager n'est donc pas aussi sacrilège qu'on le dit, il semblerait même que ce soit parfois quelque chose d'honorable et de nécessaire qui a été inventée depuis fort longtemps ! Évidemment, à cette époque-là, il se passait des choses bien pires que ça, puisqu'on réduisait à l'esclavage celui qui faisait un emprunt sans hypothèque ou sans gage et qui ne payait pas sa dette ; s'il hypothéquait la maison ou engageait un bien, il les perdait ; bien des gens n'avaient rien à engager et se constituaient eux-mêmes en gages. Après, on les conduisait même aux arènes, avant que les Romains n'aient commencé à se divertir en y conduisant les chrétiens. Alors, ce crédit pignoratif, ce nantissement sur gages a commencé à devenir à mes yeux quelque chose d'honorable, et je m'en souviens encore parce que j'avais parfois certains besoins et l'argent qu'on m'envoyait de chez moi ne suffisait pas. C'était suffisant pour vivre modérément, mais vous savez ce que c'est qu'un étudiant, il a toujours besoin de quelque chose. Et à partir du moment où cette institution a pris un caractère aussi respectable pour moi, je suis allé à mon tour au mont-de-piété et j'ai engagé des choses, même une montre en or dont on m'avait fait cadeau à la maison. Contraint par des besoins de jeunesse, je n'ai pu faire autrement que d'avoir recours au crédit pignoratif, au prêt sur gages. Eh bien, c'était pire que la dette extérieure, vous pouvez me croire ; les intérêts étaient encore plus léonins, si tant est qu'on puisse trouver quelque chose de plus léonin que les intérêts de la dette extérieure. Mais le fait est qu'un mythe s'était brisé dans ma conscience.

À cette époque, le droit romain connaissait aussi le moratoire, qui était décrété tantôt par des individus tantôt par l'État. Combien de fois l'État n'a-t-il pas décrété de moratoire ! Il serait difficile de trouver un seul pays d'Amérique latine qui n'en ait jamais décrété. A Cuba, dans les années 30, durant la crise, le gouvernement a décrété un énorme moratoire. C'est une des institutions les plus justes et les plus vénérables qui aient jamais existé dans certaines circonstances.

Le Mexicain a rappelé que Juárez avait décrété un moratoire sur la dette extérieure, et à quelle époque ! Aussitôt, les bateaux de guerre et les canonnières ont fait leur apparition près des côtes. J'ai beaucoup pensé à ça, et je me demande s'ils peuvent refaire ça de nos jours.

Je crois qu'il est inutile que je vous parte de ça, parce que, si vous vous décidez enfin à lire cette interview, vous verrez que j'analyse à fond les possibilités du monde industrialisé de faire quelque chose de similaire aujourd'hui, car ces quarante dernières années ne se sont pas écoulées en vain. La lutte héroïque du peuple algérien pour son indépendance face à une des puissances les plus fortes d'Europe n'a pas eu lieu en vain ; la guerre de trente ans du si héroïque peuple vietnamien – trente ans à lutter contre les pays les plus puissants du monde ! – n'a pas eu lieu en vain ; la lutte des colonies portugaises, qui ont été les dernières, n'a pas eu lieu en vain ; la lutte de Cuba et la résistance de Cuba n'ont pas eu lieu en vain, ni celle du Nicaragua, ni celle des Salvadoriens, ni celle des Sahraouis en Afrique du Nord. La lutte de tant de peuples ne s'est pas faite en vain, et ça nous a appris, à nous tous et à tout ce monde industrialisé, que nous sommes dignes d'un peu plus de respect et que les grandes puissances ne peuvent même plus rien faire contre un petit pays décidé à défendre son indépendance et ses droits (applaudissements). Je suis convaincu qu'ils ne peuvent ni nous envahir, ni nous imposer un embargo, ni nous distribuer de nouveau entre eux, comme ils l'ont fait bien des fois au cours des siècles passés, parce que s'ils étaient assez fous pour essayer de faire quelque chose de semblable, alors, oui, que le capitalisme disparaîtrait dans le monde à toute allure ! Ils ne peuvent pas le faire et ils le savent.

Si les gouvernements latino-américains adoptent une position ferme, dure, si deux ou trois gouvernements en proie au désespoir décrètent un moratoire et le font ouvertement, en le proclamant – tant qu'ils ne disent mot, les puissants créanciers se taisent aussi parce qu'ils ne veulent pas de scandale, parce qu'ils ne veulent pas que l'exemple fasse tache d'huile – s'ils le font, donc, et le proclament comme un droit, comme une chose juste, et pas seulement parce qu'ils ne peuvent pas payer – bien que ça fasse partie des raisons de ne pas payer – mais aussi parce que ce n'est pas juste, parce que c'est criminel de le faire de la manière dont on exige qu'ils le fassent (applaudissements), eh bien, je sais comment vont réagir les pays industriels. Ils ne vont pas imposer un embargo économique, ni saisir les avions et les bateaux de ces pays-là, j'en suis sûr. S'ils s'y risquent, ils vont faire le jeu de ce colossal mouvement de libération du Tiers-monde et déclencher une solidarité telle que celle des Malvinas ne serait rien en comparaison. Lors de la guerre des Malvinas, personne n'avait rien à gagner ni à perdre, même pas un centime, mais, dans ce cas, pour nos pays, c'est une question de vie ou de mort. Imposer un embargo équivaudrait à vouloir éteindre un incendie avec de l'essence, j’en suis convaincu. Je sais qu'ils sont stupides, mais tout de même, ils réfléchissent de temps en temps (applaudissements). Plutôt que de stupidité, c'est de mépris dont ils ont toujours fait preuve envers nos peuples. Sûr qu'ils nous ont méprisés ! Ça fait combien d'années qu'ils ont décrété l'embargo contre nous ? Ils nous ont méprisés pendant presque vingt-six ans, et maintenant je leur dis : comparez un peu comment nous marchons, nous, dans tous les domaines, y compris par rapport aux pays qui avaient beaucoup plus de ressources économiques que Cuba ; comparez un peu avec les pays que vous avez essayé de présenter comme des modèles politiques et sociaux dans ce sous-continent. Et je leur prouve un tas de choses.

Quand je parle avec certains interlocuteurs étasuniens, ils perdent pied rapidement. Je leur dis : laissez-moi voir le taux de prostitution à tel endroit et celui d'ici, le nombre de mendiants là-bas et ici. Combien de drogues consomme-t-on là-bas et combien ici ?

Et je leur demande : Combien de casinos là-bas et combien ici ? Combien de chômeurs là-bas et combien ici ? Quel est le niveau de scolarité là-bas et quel est-il ici ? Combien d'enfants de six à douze ans vont-ils à l'école là-bas et combien ici ? Combien d'écoliers de treize à seize ans là-bas et combien ici ? Combien d'institutions scolaires là-bas et combien ici ? Combien d'enseignants par élève là-bas et combien ici ? Combien de centres de santé là-bas et combien ici ? Combien de médecins là-bas et combien ici ? Et puis, le taux de mortalité infantile, combien d'enfants meurent-ils avant d'atteindre l'âge d'un an, avant les deux ans, avant les trois ans ? Et ainsi de suite. Combien de chômeurs là-bas et combien ici ? Combien de voleurs millionnaires, pilleurs du trésor public, là-bas et combien ici ? Il n'y a pas de comparaison possible. J'ai presque honte de voir à quel point ils manquent d'arguments quand je leur pose des questions aussi élémentaires (rires et applaudissements). Ils s'effondrent. Ils ont passé leur vie à raconter des bobards, à idéaliser des choses et à en diffamer d'autres, tentant désespérément à travers tous leurs médias d'empêcher la divulgation des idées révolutionnaires. Voilà tantôt vingt-six ans que nous subissons leur embargo, mais il ne leur reste plus d'armes contre nous, dans aucun domaine. Plus une seule.

Notre commerce avec le monde capitaliste est insignifiant, puisque 85 p. 100 de nos échanges se font avec les pays socialistes. Cette crise ne nous touche que dans l'ordre de 15 p. 100, nous sommes les moins touchés. C'est justement pour ça que nous pouvons brandir cet étendard et parler en toute liberté. Pleins de mauvaise foi, ils commencent maintenant à avancer les arguments les plus fallacieux et les plus ridicules. Ils vont même jusqu'à dire que nous sommes les meilleurs payeurs. Jamais auparavant, ils n’avaient fait un tel éloge de Cuba. Avant, ils allaient voir les banquiers et leur disaient : attention, ne leur prêtez pas d'argent, ces gens-là ne paient pas.

Nous n'avons pas de dette envers la banque yankee. Nous, c'est à l'envers : nous sommes endettés envers divers pays occidentaux, sauf les États-Unis. Une partie concerne des pays du Tiers-monde, par exemple, l'Argentine et le Mexique, des pays frères d'Amérique latine. De plus, notre dette en devises convertibles est insignifiante, c'est la plus petite par habitant dans cette monnaie en Amérique latine ; vis-à-vis de la banque yankee, pas la moindre dette. Alors, en désespoir de cause, impuissants, ils cherchent à provoquer. Et ce qui nous donne plus de force morale, c’est justement que nous n'avons pas ce problème, que nous livrons bataille pour les autres. Et ça ne date pas de maintenant. Ça fait combien de temps que nous avons commencé ? Ce n'est pas une invention surgie à l'improviste en quelques jours, ni une campagne de relations publiques. Le gouvernement yankee l'a cru pendant des mois, que nous voulions améliorer nos relations internationales, nous faire de la publicité grâce à ce thème. Il ne savait pas que nous livrons une véritable bataille, et que c'était le moment opportun de le faire. Ça fait plus de quinze ans que j'aborde les problèmes du sous-développement dans l'arène internationale, ses origines, ses causes, la responsabilité du capitalisme, du colonialisme et du néo-colonialisme dans cette tragédie. Cuba a pris une part active à l'adoption des principes du Nouvel Ordre économique international et de la Charte des droits et devoirs économiques des États, aux côtés de l'Algérie, du Mexique et d'autres pays du Mouvement des pays non alignés et du Tiers-monde.

Après la Conférence au sommet de 1979, je suis allé aux Nations Unies pour y prononcer un discours. On pourrait même le réimprimer en quantités suffisantes et vous le distribuer avant votre départ pour que vous vous rendiez compte que ça ne date pas d'hier, que ce n'est pas une invention de dernière heure de Cuba, quelque chose auquel on s'accroche soudainement, quelque chose qu'on vient de découvrir. En 1979, j'ai déclaré aux Nations Unies qu'il fallait dégager 300 milliards de dollars en plus des ressources prévues pour les consacrer au développement des pays du Tiers-monde durant la décennie 1980-1990, parce qu'il était prouvé qu'il n'existait pas de programme pour affronter le sous-développement, que le fossé entre le monde riche et le monde pauvre ne cessait de se creuser, que le prétendu développement n'existait pas, que ce qui existait en fait, c'était un processus de sous-développement relatif et que, plutôt que des pays en développement, nous étions des pays en sous-développement. Parce que si la Suède, la Suisse, la Belgique, la Hollande et le Danemark, par exemple, disposaient d'un produit intérieur brut de 10 000 dollars par habitant, celui de bien des pays du Tiers-monde n'était que de 200, de 300 ou de 400 dollars, et si les pays du Tiers-monde l’accroissaient de 50 dollars, les pays industrialisés l’élevaient, eux, de 500. On nous a appelés par euphémisme des pays en développement, alors que nous sommes des pays en sous-développement, des pays qui sont en train de se sous-développer, qui s'éloignent toujours plus des autres, des pays développés économiquement et industriellement.

Quel est l'avenir de notre monde ? Quel est l'avenir des quatre milliards d'êtres humains qui vivent dans le sous-développement ? Ce thème n’est pas nouveau pour nous, même si nous avons introduit quelques changements dans nos approches. En 1979, je vous l'ai expliqué, nous demandions l'annulation, c'est-à-dire la remise de la dette des pays les plus pauvres, et de larges facilités de paiement pour les autres. En 1983, nous formulions encore les choses de la sorte. Le changement consiste en ce que, maintenant, nous demandons la remise pour tous les pays du Tiers-monde, parce qu'il nous faut faire un front commun entre tous si nous voulons gagner cette bataille, et parce que même les pays qui ont d'importantes ressources naturelles et sont exportateurs de pétrole, comme le Venezuela, le Mexique, l’Équateur, ont aussi de nombreux problèmes sociaux. Au Venezuela même, avec tant de ressources, il y a 14 p. 100 de chômeurs et leur nombre s'accroît. Nous connaissons les graves problèmes économiques et sociaux existant dans ces pays qui possèdent des ressources, et il faut penser aussi aux peuples de ces pays, parce que ce sont eux, en définitive, qui doivent rembourser cet argent qu'on ne leur a pas prêté. Je vais vous donner une comparaison : c’est comme si on prêtait une certaine quantité d'argent à un père, que celui-ci s'en aille au casino, joue cet argent à la roulette, le perde, et qu'on veuille faire rembourser cet argent à son enfant de cinq ans. C'est exactement pareil : on fait payer la dette à ceux à qui on n'a rien prêté. Comme on l'a dit hier, une bonne partie de cet argent s'est enfuie. Dans certains pays, on a déposé à l'étranger 126 p. 100 de l'argent prêté, autrement dit celui-ci, plus les réserves du pays ; dans d'autres, c'est 40 p. 100, 50 p. 100 de l'argent entré à titre de prêt, tantôt plus tantôt moins, selon le pays, qui a été placé à l'étranger sur des comptes privés. Dans quelques-uns des grands débiteurs, de 40 p. 100 à 50 p. 100 des prêts se sont enfuis à l'étranger. Et à qui fait-on payer et pourquoi ? Où est la base morale de quelque chose de si injuste, de si cruel ?

Aujourd'hui, quasiment tout le monde dit : on ne peut pas payer. J’ai entendu des religieux l’affirmer catégoriquement. Avant, on disait que c’était presque un péché de ne pas payer, et aujourd'hui, des cardinaux, des évêques, une foule de prêtres, de chrétiens de différentes Églises déclarent : on ne peut pas payer, on ne doit pas payer et on ne va pas payer.

Quand, récemment, à la réunion des femmes latino-américaines, j'ai vu ici une religieuse colombienne en train d'expliquer qu'une grande partie de la population de Bogota, des centaines de milliers d'enfants, vivaient à l'abandon, nu-pieds, affamés, tandis qu'une autre sœur passait des diapositives, quand j'ai vu cette explication si éloquente et ce langage si énergique, les écoutant affirmer qu'elles n'étaient pas disposées à payer la dette, j'ai tiré une conclusion : cette dette n'est pas seulement impossible à payer, elle est en plus irrécouvrable (applaudissements). Toutes les femmes latino-américaines étaient du même avis.

On a parlé ici, à juste titre, des déclarations des gouvernements, et c'est assez logique, parce que je sais ce que pensent presque tous les gouvernements, à de très rares exceptions près : l'immense majorité savent qu'ils ne peuvent payer, ils sont convaincus qu'ils ne peuvent pas payer et qu'ils ne doivent pas payer. Quelques-uns de ceux qui ont encore l'espoir technique de pouvoir rembourser, parce que leur situation est moins désespérée, vu qu'ils exportent du pétrole, si celui-ci baisse de quatre dollars, adieu les espoirs ! Or, le pétrole se situe déjà à quatre dollars au-dessous du prix fixé par l'OPEP. Parce que l'impérialisme a aussi tout mis en œuvre pour faire baisser les cours du pétrole, en en exportant de la mer du Nord, de différents endroits, par différentes voies, en utilisant les stocks qu'il a accumulés, en faisant l'impossible pour déprimer les cours du pétrole dans son propre intérêt, car c'est un gros consommateur. La situation est telle que le simple rabais de quatre dollars – au moment où les exportations de l'OPEP se sont réduites de presque 40 millions de barils par jour à 14 seulement – met en crise plusieurs pays exportateurs d'Amérique latine et du Tiers-monde, sans pour autant résoudre les problèmes des autres, parce que si vous dites aujourd'hui, à la Jamaïque ou à la République dominicaine : écoutez, le pétrole a baissé de quatre dollars le baril, ça ne leur résout rien du tout. Leur problème est si grave, leur crise est si profonde que ça ne leur résout rien. Quant aux quelques autres qui pourraient encore avoir l'espoir de rembourser, avec ces quatre dollars de moins par baril, leurs derniers espoirs s'envolent en fumée.

En tout cas, l'immense majorité est convaincue qu'elle ne peut pas payer. Bien sûr, les gouvernements latino-américains se trouvent dans une situation telle qu'ils ne peuvent pas le dire, ils renégocient, et ils le font pratiquement tous les mois. Ils ne sont pas dans les mêmes conditions que Cuba ; ils ne peuvent parler aussi librement et impunément qu'elle, car on pourrait commencer à leur serrer la vis, à leur créer des difficultés. Ils ne disent pas ce qu'ils pensent, mais ils savent qu'ils ne peuvent pas rembourser.

Certaines transnationales de l'information recourent à la tactique de leur poser à chacun des questions concrètes sur le sujet, sur ce qu'ils pensent de nos thèses, en essayant de provoquer des contradictions entre nous. Si avant, en effet, ils croyaient qu'il s'agissait d'une question de relations publiques, ils se sont rendu compte maintenant que c'est un mouvement sérieux, une bataille en règle, et alors ils cherchent désespérément ce qu'ils pourraient faire pour affaiblir cette lutte. Et l'une des tactiques qu'ils utilisent chaque fois qu'ils en ont l'occasion, c'est de leur poser directement cette question orientée : dites-moi, que pensez-vous de ce que propose Cuba ? Ils sont en train en quelque sorte de piéger par ce genre de questions ces gouvernements qui sont obligés de négocier et de renégocier la dette tous les mois ; en général, ceux-ci se sont exprimés avec beaucoup de tact, à vrai dire, avec beaucoup de respect envers Cuba, mais en pesant soigneusement leurs réponses, et c'est logique. On leur demande comme au Christ s'il est permis ou non de payer l’impôt à César. Bien sûr, les porte-parole de l'administration yankee continuent d'exercer des pressions sur eux par tous les moyens, inventant en catastrophe tout un tas de trucs en vue de miner les prises de position de Cuba et le puissant mouvement qui s'est déclenché.

Si bien que certains politiciens latino-américains commencent à se préoccuper de voir Cuba brandir cet étendard. Ah ! parce que Cuba ne doit être qu'un pays qu'on soumet à l’embargo, qu'on peut attaquer, dont on peut occuper une partie du territoire, auquel on peut supprimer tous ses contingents sucriers et les distribuer entre tous, comme ils l’ont fait dans les premières années de la révolution ! Ah ! parce que Cuba n'a aucun droit en ce monde, qu'elle doit tout souffrir en solitaire face aux États-Unis, qu'elle doit se résigner à tout, sans même avoir le droit d'exposer une idée, de brandir un étendard, ni de mettre l'accent sur cette idée, alors que ça fait bien des années, plus de quinze, que nous soulevons ces problèmes ! D'autres réagissent encore avec une certaine jalousie, avec une envie ridicule de voir ce pays « terrible » brandir cet étendard. Ils se soucient plus du fait de voir Cuba brandir un étendard que de la dette qu'ils doivent payer ; certains abritent ces ridicules et honteuses préoccupations. N'est-ce pas absurde, cette vanité, cette sottise, cette jalousie ? Nous offrons avec plaisir cet étendard à celui qui voudra s'en saisir, sur-le-champ ; nous renonçons jusqu'au plus petit morceau de cet étendard pour qu'un autre gouvernement ou d'autres gouvernements latino-américains, pour que d'autres leaders le brandissent, à condition qu'ils fassent ce qu'ils doivent faire et ne le trahissent jamais. Pourquoi l'avons-nous brandi ? Parce que les autres ne le faisaient pas ! (Applaudissements.) Ce n'est pas par gloriole, ni par soif de prestige, tant s'en faut. Aucun révolutionnaire véritable ne se soucie de ces choses-là. Martí' a dit que toute la gloire du monde tient dans un grain de maïs, c'est une des premières choses que j'ai apprises. Et c'est bien petit, un grain de maïs !

Seuls les politicards et les vaniteux se soucient de ces choses-là. Rien n'est plus éloigné en fait du caractère, de l'idiosyncrasie, de la mentalité, de la pensée d'un révolutionnaire cubain que les questions de prestige. Certains se préoccupent de ces bêtises. D'autres ont peur parce que l'affaire est trop sérieuse. Il y en a qui affirment que mes thèses sont radicales et maximalistes. Mes thèses ne sont pas radicales, mais réalistes. C'est ce que me disent les mathématiques. A ceux qui pensent que je suis maximaliste, je pourrais répondre que leurs illusions, elles, sont « maximilianistes », pas de maximum, mais de Maximilien, ce Habsbourg idiot que Napoléon avait fait couronner empereur du Mexique à l'époque de Juárez et qui n'a même pas pu sauver sa tête.

En tout cas, ce mouvement a pris de l'essor. C'est comme une boule de neige qui roule avec une force irrésistible sous l'effet des lois de la gravitation, non de la Terre, mais d'une planète bien plus volumineuse, proportionnelle à la dette immense qui nous accable et, par conséquent, une boule de neige qui grossit au fur et à mesure qu'elle roule, qui grandit, grandit et que personne ne peut plus arrêter. Voilà la vérité. On le sait. Cette bataille est même en train d'apporter certains bénéfices, puisque, ayant pris peur, les maîtres tout-puissants qui sucent notre sueur et notre sang ont commencé à agir avec plus de précautions et semblent disposés à employer davantage d'anesthésique pour égorger leurs moutons.

Le 4 juillet, et c'est tout à fait inhabituel, le secrétaire d'État étasunien s'est réuni avec tous les représentants de l'Amérique latine à Washington, le jour de la fête de l'Indépendance où l'on rappelle la fameuse Déclaration des droits inhérents et inaliénables des citoyens – des citoyens blancs, bien sûr, ce n'était pas pour les Indiens qui ont été exterminés après cette déclaration flambant neuve, ni pour les Noirs, qu'on a maintenus en esclavage presque un siècle après l'indépendance et qui ont produit de la plus-value pour financer le capitalisme. Le secrétaire d'État a donc dit : du calme, les enfants, conduisez-vous bien ; nous nous tracassons pour vous, nous allons penser à la dette ; vos problèmes, ce sont des idées à Cuba, qui invente toutes ces choses-là contre les États-Unis ; n'en faites aucun cas.

Mais certains des types les plus intelligents des États-Unis ont commencé à leur tour à soulever le problème. Le sous-secrétaire au Trésor, M. Martin, l'a déclaré. Vingt-quatre heures plus tard, son patron, le secrétaire, est monté sur ses grands chevaux en disant que c'était une énormité, comment avait-il osé dire cela, et il l'a durement réprimandé pour avoir fait ces déclarations.

Kissinger, qui est sans nul doute un des individus les plus talentueux, un des politiciens de l'empire les plus capables au plan intellectuel, a présenté des formules qui ne sont pas si éloignées des nôtres, et il a tiré le signal d'alarme. On observe des hésitations et un certain désarroi dans les rangs de l'adversaire. Ce sont les premiers fruits de ce mouvement, de cette lutte. Et lorsqu'ils octroient des délais un peu plus longs pour payer le principal, dix, douze, quinze ans, c'est le résultat de cette lutte ; quand ils commencent à faire quelques concessions, c'est le résultat de cette lutte, pas celui des petits messages d'amour. Que cela soit clair, très clair ! (Applaudissements.)

Alors, Díaz Rangel, des formules techniques, bien entendu, il n'y en a pas. Certains technocrates qui se font des illusions pensent qu'il peut exister des formules techniques pour résoudre le problème. Si une famille touche cinquante dollars par mois, en dépense cent, en a besoin de deux cents et en doit mille, je serais bien curieux de savoir s'il existe une formule technique pour résoudre ce problème. Oh, certes, il y en a une, tout à fait technique : annuler la dette de mille dollars et lui payer les deux cents dollars dont elle a besoin ! C'est la seule formule technique, arithmétique, mathématique. Ce n'est pas d'un chapeau ou du cerveau d'un technocrate que peut sortir la panacée miracle qui résoudra ce qu'ils doivent censément et qu'ils ne peuvent pas rembourser, les intérêts surtaxés qu'on leur impose, le dollar surévalué, les mesures protectionnistes, l'échange inégal, le dumping, les prêts qui se sont enfuis, le nouvel ordre économique, le sous-développement et ses causes. Ça ne peut sortir que des luttes de nos peuples, et c'est ça que doivent se demander les dirigeants politiques latino-américains : règle-t-on le problème rien que par une remise de dette ? Est-ce possible sans le nouvel ordre économique international approuvé par les Nations Unies voilà déjà dix ans ? Est-il possible d'atteindre ces objectifs sans s'unir et sans adopter une position ferme ? Je me demande si c’est possible. Si nous voulons penser à l'avenir de nos pays avec un minimum de sens de nos responsabilités, nous devons nous demander : au train où nous allons, que va-t-il se passer dans dix ans, que va-t-il se passer dans vingt ans ? Il reste encore des gens malades de technocratie qui croient que des solutions vont surgir d'exercices mentaux. Des formules purement techniques, il n'en apparaît nulle part, et il ne peut en apparaître à ce problème économique, politique, social, historique, même pas pour les rares pays qui nourrissent encore l'espoir de rembourser parce qu'ils disposent d'un peu plus de ressources, même si cela implique la prolongation du pillage et des sacrifices énormes pour leurs peuples.

L'impérialisme, bien sûr, va essayer de manipuler cette lutte, de désamorcer cette bombe, de court-circuiter cette rébellion. Plutôt que de tout perdre, plutôt que de permettre qu'on lui impose une solution, il fera quelques concessions ; il peut même en arriver à accepter de réduire les intérêts, à étendre les échéances, à prêter une partie de l'argent qu'il faut rembourser au titre des intérêts, mais comme il devra dès lors commencer à violer ses propres principes économiques et renoncer à certains objectifs politiques, il n'est donc guère probable qu'il le fasse spontanément. Les États-Unis ne peuvent pas gaspiller des billions de dollars en dépenses militaires, accuser un déficit budgétaire annuel de plus de deux cent milliards et un déficit commercial de plus de cent milliards, comme cela se passe actuellement, sans émettre de l'argent ou sans acheter des dollars, sans vendre des bons du trésor, ce qu'ils ont justement fait pour ramasser l'argent de tout le monde, puisqu'ils en ont même enlevé à leurs propres alliés capitalistes développés pour pouvoir payer toutes ces folies qu'ils sont en train de faire. Comment peuvent-ils engager de telles dépenses, accusé de tels déficits dans leur budget et dans leur commerce extérieur sans élever les intérêts ? Ils devraient en fait commencer par annuler le système capitaliste, et ils ne le peuvent pas. Émettre purement et simplement de l'argent, comme ils l'ont fait pour payer la guerre du Vietnam, ils ne s'y résoudront pas de peur de déclencher une nouvelle inflation catastrophique qui aurait un coût politique très élevé pour le groupe dirigeant. L'un de leurs slogans, celui dont ils se vantent le plus, c'est de maintenir l'inflation dans des limites tolérables, même s'ils y sont parvenus aux dépens de l'économie mondiale, et ce sans quoi ils n'auraient même pas pu s'engager dans un réarmement colossal sans nouveaux impôts. Le fait est qu'ils sont plongés dans une série de contradictions qu'ils ne peuvent résorber. Ils ont en outre des contradictions avec leurs alliés japonais et européens, car ils s'entendent comme chien et chat. Il va leur rester peu de temps et peu d'espace pour se préoccuper du sort de nos pays.

Quand, tout récemment, Kissinger a dit, à Bruxelles ou en Hollande, je ne sais plus, qu'il fallait un plan Marshall pour l'Amérique latine, je me suis mis à rire parce que j'ai pensé : un seul plan Marshall ne suffit pas ; il en faut au moins vingt-cinq. Au minimum ! Le problème a pris trop d'ampleur. Mais l'impérialisme va essayer de récupérer cette lutte, de gagner du temps, de résoudre un petit problème ici où une crise peut éclater à tout moment, d'octroyer une petite aide là, de prêter un peu d'argent pour que ces pays puissent rembourser ainsi une partie des intérêts. Oui, mais si les intérêts continuent de s'accumuler – ce sont les calculs que j'ai faits – alors, la dette gonfle, gonfle, gonfle, et devient de plus en plus irrécouvrable. Si le taux d'intérêt était fixé à 6% au lieu de 10% et si on lui concédait dix années de différé d'amortissement, l'Amérique latine devrait commencer à rembourser dans dix ans non 360 milliards, mais plus de 800 milliards. Si le taux était plus élevé et si les intérêts s'accumulaient, l'Amérique latine devrait payer 1,4 billion de dollars d'ici à moins de vingt ans. Si ces gens-là recourent à des formules techniques et disent : parfait, messieurs, ne remboursez pas d'intérêts, nous allons accepter que vous commenciez à payer le principal et les intérêts dans dix ans, eh bien, ça, c'est justement la remise de dette ! Dix années de différé d'amortissement, à la fois sur le principal et sur les intérêts, c'est bel et bien la remise de la dette, c'est la même chose appelée autrement : le refus, l'annulation, la suppression de la dette. Parce que, sinon, dans dix ans, la dette du Tiers-monde s'élèvera à deux billions de dollars et sera alors encore plus impossible à payer.

Je crois donc que se contenter d'atteindre 10 ou 15 ou 20 pour 100 d'un objectif quand on peut en atteindre 100 pour 100, ce serait trahir les espoirs des peuples du Tiers-monde. Nous sommes en mesure de réunir une grande force, une force sans précédent, parce que je ne demande plus comme en 1979, aux Nations unies, qu'on octroie 300 milliards de dollars à tout le Tiers-monde, je dis à l'Amérique latine : assez de folies, ne payez pas ces quatre cent milliards que vous allez rembourser en dix années au seul titre des intérêts ; et je dis au Tiers-monde : assez de folies, ne payez pas ce billion de dollars en dix ans rien qu’en intérêts.

Voilà la différence : l'initiative est passée aux mains des pays du Tiers-monde. Face à un monde avare, égoïste, insatiable, nous disposons d'une arme fabuleuse : nous unir autour de cette cause et lui imposer en outre le nouvel ordre. Et je crois que dans cette lutte nous allons avoir beaucoup d'alliés dans le monde, et même des alliés au sein des pays industrialisés si nous parvenons à les convaincre que ça leur convient, parce qu'ils vont avoir plus d'emplois, qu'ils vont mieux utiliser les capacités industrielles, que le commerce mondial va augmenter et que le capitalisme peut se sortir de cette crise conjoncturelle, cyclique. Ses crises sont en effet cycliques, bien que chacune soit toujours plus prolongée, et ce jusqu'à ce que le capitalisme disparaisse, parce qu'il ne peut absolument pas en réchapper. D'accord, mais nous ne voulons pas qu'il liquide les peuples du Tiers-monde avant de disparaître, nous voulons être là le jour de sa disparition ! (Applaudissements.)

Donc, compañero Díaz Rangel, à mon avis il n'y a pas la moindre solution technique possible, puisqu'il suffit d'une simple baisse des cours du pétrole pour liquider les derniers espoirs des quelques rares pays qui, en faisant leurs comptes, mais en imposant d'énormes sacrifices à leurs peuples, estiment pouvoir payer.

L'impérialisme va s'efforcer de chercher des solutions de compromis, de désamorcer cette bombe. Que ça entraîne des risques ? C'est exact. Qu'ils fassent certaines concessions et que certains gouvernements s’en contentent en disant par exemple : il ne me reste que deux ans, j'arrive à la fin, que celui qui viendra après moi se débrouille, ça peut arriver. L'impérialisme est en train d'aider le Chili dans cette situation en lui prêtant un peu d'argent pour payer une partie des intérêts ; et la Banque mondiale, où les États-Unis jouent un rôle décisif, lui prête cent millions pour une chose, cent cinquante pour une autre. Il est évident que l'impérialisme essaie de l'aider parce qu'il veut en même temps désamorcer là-bas la bombe de la révolution, sans comprendre que rien ne peut sauver ce régime, pas plus que celui de l'apartheid. C'est une question de temps, mais l'impérialisme manœuvre pour prolonger la vie de ces régimes épouvantables.

D'où l'importance que les masses prennent part à cette lutte. II est capital que les peuples soient conscients. Parce que, lorsque tout le peuple brandira cet étendard, il sera bien plus facile qu'il existe une coïncidence entre les nombreux gouvernements qui sont convaincus de ne pas pouvoir rembourser mais qui n'osent pas le dire pour une raison ou pour une autre, – peut-être parce que l'éléphant est tout près et qu'il éternue dans son trou, comme l'a dit le journaliste mexicain – une coïncidence, donc, entre ces gouvernements et cette conscience du peuple.

Je ne propose pas que les masses soient conscientes en vue d'exercer des pressions sur les gouvernements ; je dis au contraire que pour les gouvernements qui doivent prendre une décision difficile, il est bon que les masses aient conscience du problème. Et je dis également : il est très important que les masses soient conscientes pour pouvoir prendre part à cette lutte, comme une garantie de son succès, et pour éviter des conciliabules et des formules de compromis dans les coulisses, à l'insu du peuple. Quelqu'un a dit que les parlements n'interviennent en
rien dans les accords sur la dette avec le Fonds monétaire international. Le pays s'hypothèque, le peuple s'hypothèque, et les parlements n'interviennent pas. La façon dont on négocie et renégocie ces dettes n'est même pas démocratique. Eh bien, le peuple doit y prendre part, les parlements, les syndicats, les partis politiques, tout le monde. Pour gagner cette bataille, il est décisif que les masses comprennent cette idée. Un gouvernement qui se respecte serait plutôt satisfait de pouvoir compter sur l'appui du peuple, au cas où il devrait prendre une décision difficile ; un homme politique vraiment préoccupé par l'avenir de son pays, par son propre avenir et par celui de son parti, devrait s'en réjouir, à moins qu'il ne s'agisse d'un politicien qui ait horreur des masses, d'un de ces technocrates terrifiés par les masses qui se considèrent des prophètes qui se croient des magiciens, des sorciers capables de tirer des formules prodigieuses de leur seule imagination illusoire et qui paniquent quand les masses pensent et prennent conscience. On ne pourrait l'expliquer dans ces circonstances.

Qu'elles sont ridicules, ces jalousies à l'égard de Cuba ! Nous avons défendu des droits sacrés pendant vingt-six ans, et le premier droit, celui de l'indépendance, celui de la souveraineté, nous l'avons défendu avec la vaillance de notre peuple, avec le courage de notre peuple, avec l'héroïsme de notre peuple. Lorsque nous étions en train de défendre, de cette tranchée, notre indépendance et notre souveraineté, nous défendions en même temps l'indépendance et la souveraineté des autres peuples d'Amérique latine (applaudissements). Nous étions en train de défendre un espoir. Quelle a été notre première conquête en faveur de l'Amérique latine, la toute première ? Le partage de nos contingents sucriers, enlevés à notre peuple et distribués à des pays frères en échange de la trahison. On nous a enlevé nos contingents sucriers pour les distribuer dans toute l'Amérique latine. Tous les producteurs de sucre en ont profité. « Je vais te donner tant des contingents de Cuba, à toi tant, et à toi tant, mais tu dois te rendre à Punta del Este, ou ailleurs, parce qu'il faut expulser Cuba de l'OEA, l'expulser de partout ; si on peut expédier Cuba dans la Lune, expédions-la. » S'ils ne l'ont pas fait, c'est qu'ils n'ont pas pu.En tout cas, ç'a été notre première conquête révolutionnaire : obtenir des contingents sucriers pour les autres. Ç'a été le premier gain de l'Amérique latine.

Et il y a pourtant eu quelqu'un qui s'est demandé pourquoi nous achetions du sucre, parce que nous en avons parfois acheté pour notre consommation sur les marchés internationaux afin d'honorer nos engagements d'exportation envers d'autres pays, lorsque nous avons été victimes de la sécheresse ou tout simplement parce qu'il existait un engagement contracté depuis des années. Et ce quelqu'un se demandait pourquoi nous ne partagions pas avec les autres les bénéfices de notre commerce avec l'Union soviétique, quelqu'un d'un pays qui n'a même pas des relations avec nous, qui n'a jamais daigné regarder de ce côté-ci et qui, à un moment donné, a reçu une bonne partie de nos contingents sucriers.

Deuxième conquête : l'Alliance pour le progrès. S'ils ont distribué ces vingt milliards de dollars, c'était par peur de Cuba. Ce que nous voudrions maintenant, c'est que, par peur de Cuba, ils annulent la dette (applaudissements). Ou alors que s'établissent les rapports économiques existant entre Cuba et l'Union soviétique.

Ils déclarent : « Mais, voyons, Cuba est un des pays les plus endettés ! » et ils se mettent à échafauder des théories sur le montant de notre dette avec l'URSS. Alors que je ne me lasse pas de répéter que nos dettes avec l’Union soviétique se renégocient automatiquement sur dix ans, quinze ans, vingt ans, sans intérêts. Eh bien, alors, on va se mettre d'accord, les pays du Tiers-monde et le monde capitaliste développé, pour renégocier cette dette sur dix ans, quinze ans, vingt ans, sans intérêts. Tenez, en voici une, de formules techniques excellentes, et appliquée dans la pratique, dans la vie, par Cuba dans ses rapports avec les pays socialistes ! C'est ça que nous voulons. Mais les capitalistes sont à court d’arguments sur ce point, parce qu'ils ne peuvent pas cacher leur cupidité, leur égoïsme, leur esprit de pillards ; les pirates ne peuvent pas cacher leur mentalité, leurs crimes. Et c'est bien ça, leur problème. Mais ils ne peuvent pas non plus freiner cette boule de neige, ils ne le peuvent pas, et ils le pourront encore moins si vous autres et si tous les patriotes, les gens conscients, les femmes, les étudiants, les ouvriers, les journalistes, les intellectuels, les hommes politiques démocrates et progressistes, vous faites parvenir ce message aux masses. L'impérialisme ne pourra pas freiner cette avalanche et ce sera assurément la seule garantie réelle de victoire ! (Applaudissements.)

Nous avons aussi travaillé avec acharnement au sein des Non-Alignés, auprès des pays africains, des pays asiatiques ; nous avons parlé avec les pays socialistes, nous avons parlé avec beaucoup de gens, même du monde industrialisé, jetant les conditions pour développer une énorme solidarité et assurer un soutien total aux pays qui, en proie au désespoir, seraient obligés de décréter un moratoire.

Mais l'idéal, en fait, serait de s'asseoir autour d'une table pour converser de toutes ces choses-là, de se réunir pour en discuter, et même à la télévision par satellite et tout et tout, s'ils le veulent. L'idéal serait que toutes les parties concernées
s'assoient pour discuter et trouver une solution. Ça, oui, c'est l'idéal, compañero équatorien, mais, vrai, c'est très difficile. Après, l'idéal serait que tous les débiteurs, en premier lieu tous les pays latino-américains, conversent pour dégager un consensus sur ce qu'ils doivent faire. C'est l'idéal, mais, ça aussi, c'est difficile. A mon avis, tout va se déclencher parce qu'un pays donné ou plusieurs, en proie au désespoir, vont devoir prendre là décision de suspendre les paiements, de décréter un moratoire et de le dire à haute voix. Alors, dans ce cas, il faudra créer toutes les conditions de soutien et de solidarité ! Nous savons qu'aucun embargo ne peut rien empêcher, et je prends Cuba en exemple. D'autres pays bénéficieraient de plus de soutien. Cuba n'en a eu aucun, parce qu'ils ont commencé par distribuer nos marchés. Nous, oui, nous étions les méchants; un pays socialiste, pensez donc, quelque chose de « terrible », quelque chose d' « infernal » ! Ça alors ! II faut condamner ces gens-là à l'enfer, hop, sans tarder, les liquider, comme on veut maintenant liquider les Nicaraguayens, comme on veut liquider n'importe quel pays révolutionnaire. La recette classique des impérialistes. Mais ils ne peuvent rien faire, j’en suis persuadé.

Alors, j'ai dit : rien de cela ne va se passer dans l'immédiat. Si un ou plusieurs pays d'un certain poids économique se révoltaient, l'impérialisme essaierait de les récupérer pour l'empêcher, ce qui est possible si les masses ne sont pas conscientes. Si les masses le sont et qu'on essaie de recouvrer cette dette par le fer et par le feu, alors, nous serions au seuil de révolutions, dans l'antichambre de la révolution sur ce sous-continent. Nous le disons clairement, afin que ceux qui peuvent faire quelque chose pour résoudre le problème le comprennent bien eux aussi.

Voilà comment nous voyons les choses, avec beaucoup de lucidité. Nous savons que c'est un cancer incurable, qu'il faut l'extirper ou, sinon il entraînera sans conteste la mort de tous les processus démocratiques. Les gouvernements s'usent vite, messieurs, à toute allure. Au Pérou, nous en avons un exemple très clair : le parti au gouvernement qui va bientôt terminer son mandat de cinq ans, qui avait été élu par plus de 50 pour 100 des voix, mais qui s'est entêté à payer la dette et à suivre la ligne du Fonds monétaire, combien de voix a-t-il obtenu ? De 3 à 4 pour 100, au mieux 4,5 pour 100, au bout de cinq ans. En cinq ans seulement ! Maintenant, l'usure est encore bien plus accélérée. Ces choses-là sautent aux yeux, tout le monde les comprend, un journaliste les comprend mieux que quiconque, un révolutionnaire, un homme politique les comprend mieux que quiconque. Il s'agit là de lois inviolables. Personne, parce qu'il est beau gosse ou parce qu'il est sympa, ne va conserver sa popularité en débitant de simples phrases, lorsque la vie des gens est une tragédie quotidienne. Il ne dure pas, on le liquide en cinq sec.

Certains croient aussi que la publicité, c'est de la magie. Bien sûr, il y a des gouvernements qui ont remporté les élections grâce à la publicité on engage des spécialistes yankees, on se fait une belle image de marque à la télé, on dépense des centaines de millions de dollars et hop, on est élu. Mais il est bien plus facile de tromper la population le jour des élections que de la tromper trente jours d'affilée, après, quand on est au gouvernement et qu'on ne résout rien. Lincoln l'a dit : on peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps. Alors, quand vient le moment culminant, le jour des élections, ce type-là est un ange, un apôtre, un saint, un type incorruptible, un magicien qui va régler tous les problèmes des masses, et celles-ci votent pour lui. Combien de fois ? C'est vrai, on peut tromper le peuple bien des fois un jour, mais ce qui ne rate jamais, c'est que ce type-là voit son assise diminuer au trentième jour ou au quarante-cinquième. Il peut parfois remonter, mais pour redescendre à nouveau. La seule différence, c'est qu'auparavant il glissait la pente et que maintenant il la dégringole la tête la première. Ce n'est plus une pente, c'est un abîme !

Je ne veux pas m'étendre plus longuement. Je crois avoir assez abusé de votre patience. Juste une dernière idée, et qui est très importante. J'ai signalé deux piliers : le refus de la dette, autrement dit son annulation, et le nouvel ordre économique international. Le troisième pilier, c'est l'intégration économique parce qu'il faut les trois. Si, en Europe, l’Angleterre, le pays où est née l'industrialisation, découvre qu'elle ne peut se développer sans un Marché commun européen, comment un de nos petits pays d'Amérique centrale ou d'Amérique du Sud pourrait-il se développer sans l'intégration économique de l'Amérique latine ? Alors, je crois qu'il y a trois idées clés : liquider la dette, conquérir le nouvel ordre économique international et assurer l'intégration économique de l'Amérique latine, dans cet ordre de priorité. Ce sont-là des idées que nous devons défendre dès maintenant. Tout le monde parle de l'intégration, et je pense que cette bataille peut signifier un grand bond en avant sur cette voie.

Une dernière idée, enfin, qui n'est pas exactement un pilier, mais une autre idée clé dans cette lutte, à savoir le lien entre notre combat contre cette crise économique pour résoudre ces problèmes et notre bataille en faveur de la paix mondiale. La cause de la paix a une force énorme, surtout dans les pays industrialisés d'Europe, au Japon et aux États-Unis mêmes ; si elle n'en a pas autant dans les pays du Tiers-monde, c'est que, là, les gens n'ont pas le temps de penser à la paix parce qu'ils meurent de faim, de maladie, de tout, en temps de paix, qu'ils vivent leur guerre quotidienne. Mais la bannière de la paix a beaucoup de force dans le monde, chez toutes les personnes conscientes en Europe et dans d'autres pays industrialisés. Je propose donc les choses de façon à associer lutte du Tiers-monde pour ses intérêts économiques et lutte pour la paix mondiale, parce que ces intérêts que nous versons pour la dette sont dépensés en armements, sont gaspillés en dépenses militaires, dans la course aux armements, dans le réarmement. Tout cet argent qu'on enlève aux enfants, au point qu'ils n'ont pas de quoi manger, qu'ils n'ont pas de médicaments, ni rien de rien, et que leurs famines n'ont pas d'emplois, à quoi est-il dépensé ? Ce sont ces trois cent milliards de dollars que les États-Unis dépensent annuellement dans le réarmement et le militarisme ; ce sont les centaines de milliards que dépensent les pays capitalistes industrialisés, qui obligent en outre les pays socialistes à dépenser tout un tas de millions à leur tour. Les pays socialistes, quel besoin peuvent-ils avoir d'une course aux armements ou d'une industrie de guerre ? Aucun. C'est un besoin qu'on a imposé au camp socialiste, dès le premier moment où est né le premier État socialiste. Voilà la vérité ; le reste est pure fabulation.

Ces intérêts que nous payons, ces vingt milliards qu'on nous a volés en 1984 du fait de l'échange inégal, lorsque nous avons exporté pour quatre-vingt-quinze milliards de dollars et qu'on nous a payé vingt milliards de moins par rapport aux prix de 1980, - parce que nous donnons toujours plus pour recevoir toujours moins, parce que nous nous efforçons, nous nous éreintons pour exporter, et ce que nous exportons vaut toujours moins d'année en année – en quoi s'envolent-ils donc ? En réarmement, en course aux armements. Eh bien, l'idée, c'est d'associer étroitement la lutte contre la dette extérieure, en faveur du nouvel ordre économique international et du développement avec la lutte pour la paix, et cela en multipliera la force, parce qu'au sein des pays industrialisés il y a des millions, des dizaines de millions, des centaines de millions de personnes qui seraient prêtes à soutenir cette cause, et nous devons lutter pour qu'elles la soutiennent.

Une journaliste étasunienne a parlé ici avec beaucoup de précision et d'éloquence, promettant de mener là-bas son combat. Il y a des millions et des dizaines de millions de personnes comme elle, aux États-Unis, en Europe, au Japon, au Canada, dans ce monde industrialisé dont le système vorace nous saigne à blanc et veut nous faire crever de faim.

Je crois qu'après toutes les discussions que nous avons eues, après avoir écouté d'excellentes interventions – elles l'ont toutes été en règle générale – il ne nous restait tout simplement qu'à comprendre ces idées clés, ces piliers de notre combat.

Je suis convaincu que cette réunion et ces débats vont avoir une importance historique dans cette lutte et dans la victoire que nous pouvons remporter, que nous devons remporter et que nous allons remporter.

Je vous remercie (applaudissements).

VERSIONES TAQUIGRAFICAS